Zen et poésie_Conversation avec Gary Snyder et Jim Harrisson

Extrait du livre « Jim Harrison et Gary Snyder, Aristocrates sauvages » paru en 2011.

Disponible sur le site des éditions Wildproject

 

Gary Snyder

 

 

« C’est dans la forme du monde entier que le Soi se déploie. Qui a bien pu dire aux gens que le mot “esprit” signifie pensées, opinions, idées ou concepts ? L’esprit, ce sont les arbres, les piquets des clôtures, les tuiles et les herbes. »

 

Dōgen Zenji

 

Gary Snyder : Il y a une vieille anecdote zen, « Mieux vaut ne pas savoir ».

 Daowu demande à Shitou : « Qu’y a-t-il de plus important ? » Shitou répond : « Mieux vaut ne pas savoir. » Daowu ajoute : « N’y a-t-il rien de plus que cela ? » Shitou répond : « Le ciel vide n’entrave pas le passage des nuages. »

Voici le Taiheiyō oriental, autrement dit, le Pacifique Est. Nous sommes à la lisière de l’Orient. Où allons-nous à présent ? Tout naturellement, nous regardons vers l’ouest, c’est-à-dire vers l’orient. Voilà où nous allons. C’est ma façon de voir les choses.

Nous nous trouvons aujourd’hui sur le rivage océanique et cette forêt est probablement en grande partie allogène – notamment pour ce qui est des eucalyptus.

 

« Pour dépasser la dichotomie entre le sauvage et le civilisé,

il faut d’abord se résoudre à être entiers. »

 

La Pratique sauvage, « L’étiquette de la liberté » – G. Snyder

 

GS : Au cours de notre escapade sur les flancs du Matterhorn, on a dû passer une nuit à la belle étoile. Comme il faisait très froid, on a allumé un feu. Il y avait un énorme rocher derrière nous qui nous renvoyait la chaleur. Et quand la température a chuté en dessous de zéro, j’ai entendu des animaux, peut-être des cerfs, bouger au seuil de l’obscurité qui nous enveloppait. J’ai avancé pas à pas, tout doucement, m’éloignant de la chaleur et de la lueur et pénétrant dans le froid et l’obscurité. Je sentais leur présence. Et je me suis dit : « Ah, c’est comme l’art ! »

 

 Jim Harrison

 

Jim Harrison : C’est génial quand une métaphore te vient à l’esprit comme ça.

 

GS : Comme dans le zen, finalement : dès que tu n’y prêtes plus attention, ça te tombe dans la main. Dōgen disait : « Est-ce que tu vas essayer de t’améliorer toi-même ou est-ce que tu vas laisser l’Univers t’améliorer ? »

 

JH : Oui, parce que, d’une certaine façon, c’est sans effort que tu ouvres ton cœur à ce territoire. Quand on est arrivés au bout de la montée, hier, c’était irrésistible. Tu vois ce que je veux dire ? Impossible d’empêcher l’ouverture de la cage thoracique. C’était là, dans le paysage.

On ne pouvait pas être là aujourd’hui sans penser à ce que Dōgen dit des montagnes et des rivières, et j’ai songé à cette idée qu’étudier le moi c’est oublier le moi, et qu’oublier le moi, c’est ne faire plus qu’un avec les dix milles choses – ces dix milles choses ne font plus qu’un avec toi.

 

GS : Dōgen dit : « Ici, ils ne font plus qu’un. Si tu penses que tu progresses dans le monde des phénomènes, tu t’illusionnes. Tu dois laisser le monde des phénomènes venir à toi. » Et ça peut être l’éveil.

Ces gigantesques chênes côtiers centenaires, avec leurs impressionnantes structures entortillées, contournées, tourmentées, expriment donc tous une même chose : ce que c’est qu’une vie exposée aux vents.

 

JH : Oui. Il ne faut surtout pas appuyer sur l’accélérateur si on veut que ces phénomènes viennent à nous.

 

GS : C’est un problème intéressant pour ceux qui étudient le zen en tout cas.

 

JH : J’étais en train de penser à quelque chose dont tu m’avais parlé à l’université de Davis et que j’ai lu quelque part par la suite : « Le zen coupe à travers tout, même à travers son propre couteau. » Rien n’y échappe.

 

GS : C’est un philosophe indien et bouddhiste du deuxième siècle, Nāgārjuna, qui a fondé la dialectique de la négativité – les double et quadruple négations. Mais les adeptes du zen n’en recommandent pas la lecture. Ils disent : « Travaille uniquement sur ton kōan. »

Là où le zen coupe réellement à travers lui-même, c’est lorsqu’on aborde les contrées de l’effort et du non-effort, et tout le débat entre les pouvoirs du moi et les autres pouvoirs, entre les adeptes du zen et ceux de l’école de la Terre pure (amidisme), qui disent que la meilleure chose à faire pour s’améliorer est de ne rien faire. Leur critique du zen repose sur l’idée que les adeptes du zen entravent leur propre chemin en pensant pouvoir s’améliorer.

Et il existe aussi quelque chose, en Chine et au Japon, qui s’appelle la maladie du zen. C’est lorsqu’on s’accommode trop facilement du fait que tout meurt et que tout est impermanent : ça vous donne une mauvaise sorte de confiance en soi. On risque alors de perdre notre sensibilité à la souffrance des gens et des animaux. J’ai été sujet à cette maladie pendant plusieurs années quand j’étais plus jeune. Je commence tout juste à m’en rendre compte.

 

JH : Tu sais, à ce sujet, j’ai eu pendant vingt-cinq ans une cabane assez isolée au bord du lac Supérieur qui me manque beaucoup maintenant. Pendant longtemps, j’avais l’impression que cette cabane me renforcerait [renforçait] ; je sentais qu’elle me renforçait dans mes tentatives pour trouver un gagne-pain. Mais c’était tout le contraire : la cabane renforçait seulement mon envie d’y être.

 

GS : Il y a des maîtres zen de la dynastie des Tang et des Song qui disent : « Ne tombez pas dans le gouffre noir de la complaisance au cours des longues séances de méditation. La tranquillité et la sérénité spirituelle ne suffisent pas. » C’était l’école Rinzai.

Beaucoup d’Occidentaux disent pratiquer le zen et j’ai l’impression qu’ils le font pour perdre leur sensibilité à la souffrance des autres, comme une sorte de technique pour se prémunir contre les sentiments.

 

GS : Oui ; il existe aussi un kōan à ce sujet. Il s’agit de quelqu’un qui, à la mort de sa femme, se met à hurler de chagrin tellement fort qu’on l’entend à trois kilomètres. Voilà le kōan – son élève dit : « Je pensais que lorsqu’on pratiquait le zen, on ne ressentait pas les choses ainsi. » Et le maître répond : « Essaye de hurler de telle façon qu’on t’entende à trois kilomètres. »

 

« L’intensité de l’effort peut nous conduire à ne pas épargner notre structure vitale, mais en même temps, il faut nous rappeler que le chemin lui-même est dépourvu d’obstacles, et il est même suggéré que l’effort peut parfois nous égarer. »

 

G. Snyder, La Pratique sauvage,

« Continuer le chemin, en dehors des sentiers battus »

 

JH : D.H. Lawrence disait : « La seule aristocratie est celle de la conscience. »

 

GS : Qu’entendait-il par-là, à ton avis ?

 

JH : Je crois qu’il voulait dire que plus une personne est consciente, plus elle vit intensément – si l’intensité est le critère, puisque la vie est si brève, comme nous l’avons tous les deux remarqué récemment. Que celui fait l’expérience la plus vive de l’existence … [je ne comprends pas]

 

GS : La plus vive ? Je ne suis pas certain d’être d’accord avec la façon dont il a tourné ça, mais c’est une bonne question.

 

JH : Pourquoi n’es-tu pas d’accord ?

 

GS : Oh, parce que c’est trop spectaculaire, trop romantique.

 

JH : Il était comme ça.

 

GS : Bien sûr. En tout cas, en comparaison de cette assertion, une conception extrême-orientale de l’aristocratie de la conscience, chinoise ou coréenne, serait bien plus sereine et modérée. Pas comme un embrasement chatoyant, pas comme une chandelle enflammée qui s’éteint.

 

JH : C’est aussi ce que Kobun Chino Sensei pensait. Certains critiquaient son ami Deshimaru parce qu’il disait : « Vous devez être attentifs comme si un feu brûlait dans vos cheveux. » Et Kobun disait : « Vous devez être attentifs comme si vous peigniez un verre d’eau. »

 

GS : Ah, c’est mieux.

 

JH : Cette idée du caractère divin de l’ordinaire …

 

GS : Exactement. On a là deux facettes du zen. La remarque de Deshimaru au sujet des cheveux en feu est quelque chose qu’on peut adresser à ceux qui étudient les kōans. On dirait alors : « C’est dans la littérature bouddhiste. C’est comme si vous aviez une boule de fer incandescente coincée dans la gorge. C’est ce sérieux qu’il faut avoir quand on étudie les kōans. Mais, à long terme, il ne faut pas se cramer la langue. »

 

JH : René Char dit que si tu es un poète, tout ce que tu dois faire, c’est « être là quand le pain sort du four ».

 

GS : Ça me plaît.

 

« La pratique est la voie. »

 

Dōgen Zenji

 

GS : Si je ne partage pas l’idée d’une aristocratie de la conscience, je défends cependant l’idée que la poésie nécessite une profonde mise en relation avec un grand nombre d’informations. Ce que Confucius a dit de la poésie, au quatrième siècle avant J.-C., est magnifique : « La poésie se doit d’enseigner le nom des étoiles, des différentes plantes, les pratiques agricoles propres à chaque saison, d’encourager le plaisir des couples mariés et le respect des anciens. »

Mais je me rends compte que nous appartenons tous les deux à une petite période historique en partie révolue. On attendait alors tout naturellement d’un écrivain qu’il consacre une partie de son travail à l’assimilation d’un savoir consistant et à l’exploration approfondie de la littérature …

 

JH : J’ai demandé à des professeurs qui donnent des cours d’écriture ce qu’ils pensent à ce sujet ; et, en fait, ils ne partagent pas vraiment mon point de vue. Je leur disais : « Vous leur faites passer trop de temps à se lire les uns les autres. » Alors que, d’après moi, l’exercice fondamental consiste à étudier le meilleur des littératures occidentale et orientale avant de se lancer dans l’analyse des textes des autres élèves.

 

GS : Il faut acquérir une base classique, comme disait Pound. C’est très important de ne pas commencer sur une base trop étroite.

D’un autre côté, le premier principe des Yamabushi est : « Pas besoin de temples, pas besoin de foyers. » « Yamabushi » signifie « ceux qui dorment dans les montagnes ». L’Univers, le monde naturel, l’espace sauvage sont notre temple ; le ciel est notre toit ou notre dôme.

 

JH : Est-ce qu’ils t’ont vraiment suspendu par les pieds au-dessus d’une falaise ?

 

GS : Oui.

 

JH : Mon Dieu !

 

GS : C’est juste une partie du début de la cérémonie d’initiation. Ils te tiennent par les chevilles, tu es suspendu au-dessus du vide. Et ils disent : « Réponds à nos questions et dis la vérité ou on te lâche. »

 

JH : Charmant.

 

GS : Après cela, on est allés grimper sur un sommet, près du mont Ōmine, mille huit cent mètres de hauteur environ. Tout autour de nous s’étendait une belle forêt profonde. Il y avait un petit temple vétuste ; le sol était sale et l’électricité n’était pas installée mais il y avait là une merveilleuse odeur d’encens déjà un peu ancienne et une vingtaine de gars bizarrement accoutrés qui soufflaient dans des conques. C’était très impressionnant, et c’était toujours en activité dans les années soixante.

 

JH : Ce n’est plus le cas aujourd’hui ?

 

GS : Je ne sais pas. Mais de jeunes chercheurs américains écrivent des livres sur eux à présent. Ce n’est pas bon signe.

 

JH : Oui, en effet. Tu sais, j’ai longtemps été agacé par cette tendance de la culture américaine à tout mettre à profit ; tu te souviens de toutes ces publicités pour le zen du parcheesi, le zen du sexe.

 

GS : Tout ça m’a aussi dérangé pendant un certain temps. Ça a passé. Je n’y pense même plus. Une des propriétés de cette société mercantile est de s’approprier tout ce qu’elle peut exploiter. Il s’agit donc de ne pas lui donner de prise. Zen signifie simplement « méditation ». C’est vers cela qu’il doit revenir.

 

JH : Oui, sa forme la plus simple.

 

GS : S’asseoir sur une souche.

 

JH : Oui, peut-être. Ou bien contre une souche. C’est assez merveilleux d’être assis contre une souche.

 

GS : Sur une souche s’il fait beau, contre une souche s’il fait mauvais. C’est l’idée que les montagnes et les rivières sont le paysage de notre pratique, qu’il n’y a pas besoin d’une architecture particulière.

 

JH : Le monde naturel est bien entendu au fondement du bouddhisme.

 

GS : Il faisait partie du bouddhisme. Il y a de magnifiques images de la nature dans la poésie des premiers moines et nonnes de langue pāli, les theravādins. C’est presque une poésie vernaculaire. Ça foisonne vraiment d’images de la nature. Mais le style du bouddhisme tibétain est plutôt formel : tous ses disciples, soutiens et défenseurs se sont exprimés dans des présentations sophistiquées et formalisées dans le genre des mandalas.

À partir du neuvième et du dixième siècle, on trouve en Extrême-Orient ces splendides peintures de paysages dont beaucoup sont l’œuvre de prêtres zen. Je peux me tromper, mais il me semble que les paysages représentés dans la peinture chinoise sont l’équivalent fonctionnel des mandalas dans la peinture tibétaine. Ce sont des mandalas naturels de montagnes et de rivières élaborés par les prêtres zen.

 

JH : J’en ai vu, il y a des années, à la Société asiatique de New York, où il y avait une magnifique exposition de paravents chinois. Le monde naturel tel qu’ils le représentent est vaste et prépondérant, et les personnages semblent un peu ridicules dans cet ensemble.

 

GS : Minuscules.

 

JH : Minuscules.

 

GS : Mais suffisamment grands. »